Jacques Fraenkel
(1938 - 2024)
Chères amies et amis de Robert Desnos,
C’est avec beaucoup d’émotion que nous avons appris le décès de Jacques Fraenkel en ce mois de juin 2024.
Quelle association peut se vanter d’avoir eu un trésorier qui vous remercie lorsqu’il reçoit votre cotisation avec ces vers ?
Adhérent, je reçois volontiers ton obole.
Par ces temps pénibles c’est un vrai coup de bol
Comme lorsqu’on marque un but, jouant au football,
Ou qu’au loto on gagne un voyage à La Baule.
Est-il possible de parler au passé de Jacques Fraenkel, alias « Quarle Jesenckaf » dans ses correspondances ?
Bien au-delà de l’ayant-droit généreux et exigeant de Robert Desnos, bien au-delà du secrétaire et trésorier passionné et enthousiaste de notre association, c’est un ami d’une culture immense, partageant volontiers son vécu et ses souvenirs, avec l’humour malicieux et l’engagement qui le caractérisent, que nous perdons.
Assistant réalisateur de Luis Buñuel, producteur de cinéma, directeur des études de l’IDHEC (devenu la FEMIS), Jacques Fraenkel fait partie de ces figures rares et mémorables qui traversèrent le Paris des XXème et XXIème siècles. Neveu de Théodore Fraenkel, qui lui confia le soin d’entretenir la mémoire de Robert Desnos, il s’est acquitté de cette tâche avec toute la passion qui lui est propre, ce dont l’association des Amis de Robert Desnos tente de se faire l’écho.
C’est avec la plus grande émotion que nous pensons à lui aujourd’hui. Et à sa famille. A l’heure où les chemises brunes tant honnies ressurgissent, nous ne pouvons que lui souhaiter un repos bien mérité auprès de « Théodore-mon-oncle » comme il aimait à l’appeler, et de Robert le Diable, qui trouvera sans doute enfin l’occasion de lui offrir le cadeau d’anniversaire promis en 1944, quelques jours avant son arrestation.
Au revoir Jacques !
Le bureau de l’association.
Pour retrouver Jacques Fraenkel en images et en audio, nous vous invitons à revoir l’interview menée en 2018 par Delphine Maury et réécouter la Nuit Spéciale Desnos sur France Culture, il y presque dix ans déjà…
Vous trouverez ci-dessous les hommages rendus par ses proches.
Hommage de Gaëlle Nohant
En janvier 2016, lorsque j’ai sonné à la porte de Jacques avec un projet de roman sur Robert Desnos, j’ignorais le lien qui l’unissait au poète depuis l’enfance, et qu’il devait la vie à la fausse carte d’identité que Desnos avait confectionnée pour son père. Ce jour-là, notre déjeuner s’est prolongé en une conversation qui a duré huit ans. Et j’ai rencontré quelqu’un de modeste et d’extraordinaire, qui me disait souvent : « Moi dans ma vie, j’ai eu beaucoup de chance », alors qu’il l’avait commencée trimballé de cachette en cachette pour échapper aux rafles. En lui coexistaient l’enfant terrorisé qu’il est resté et l’homme intensément vivant et malicieux, à jamais reconnaissant envers ceux qui l’avaient protégé durant ces années noires. Jacques, c’était aussi l’adolescent qui avait grandi avec les Surréalistes, qui révisait ses leçons de français avec Aragon, côtoyait Max Ernst, Tristan Tzara ou Marcel Duchamp chez Théodore Fraenkel, son oncle bien aimé. L’assistant de Luis Buñuel, qu’il ressuscitait à travers de savoureuses anecdotes en concoctant son cocktail favori, « Le Buñuelito ». Le grand séducteur qui restait l’ami des femmes et jusqu’au bout un gentleman, même si on le savait roublard et capable de mauvaise foi. Le réalisateur qui avait tourné cent documentaires à travers le monde, du haut du Tibet au fond des océans, et qui demeurait passionné par tant de sujets, souvent tenté de reprendre sa caméra. Le directeur de l’IDHEC, qui avait eu comme élèves à peu près tous les cinéastes qui comptent aujourd’hui, et y avait forgé tant d’amitiés précieuses. Le père inquiet mais tellement fier et admiratif de ses enfants, de ses petites-filles. L’ayant droit qui s’est employé à faire rayonner l’œuvre de Desnos auprès du grand public, toujours fidèle à l’esprit du poète et dévoué à sa mémoire.
Aujourd’hui je suis triste mais riche de mille souvenirs partagés. Des virées en scooter pour aller saluer Théodore Fraenkel ou Tristan Tzara Avenue Junot, André Breton près de la place Clichy, ou arpenter les territoires chers à Desnos, de la rue Blomet au boulevard Richard Lenoir et à la rue Saint Martin, en passant par la rue Mazarine et le cimetière Montparnasse. Un après-midi merveilleux avec Lily Masson, des cocktails à la Closerie des Lilas, des séances de cinéma suivies de critiques précises et souvent féroces, sauf quand il s’agissait d’un film de François Ozon ou de Dominik Moll. Des conversations sans fin sur l’art, la vie ou la politique.
Jacques avait hérité des Surréalistes leur culture et leur liberté, une passion exigeante pour tous les arts, un goût pour l’irrévérence et un humour féroce. Son attachement à « Robert » était indéfectible et joyeux, plein de tendresse et de reconnaissance. Ceux qui conversaient avec lui n’étaient plus qu’à une personne de distance du poète, et c’est tout un pan de l’histoire de l’art et de l’Histoire tout court qui s’incarnait devant eux. Il m’a raconté un jour qu’adolescent, il avait imité un tableau de Max Ernst. Son oncle Théodore
l’avait invité à dîner avec le peintre, et ce dernier lui avait dit : « C’est très réussi. Mais tu comprends que je ne peux pas laisser circuler de faux Max Ernst. Alors tu vas me l’offrir, et moi en échange je vais t’en offrir un vrai. » Fréquenter Jacques, c’était cultiver ce réenchantement du réel cher à André Breton et goûter la saveur d’un temps révolu, animé par des personnalités hautes en couleurs et un dialogue permanent entre les arts. Un temps où un poète fauché pouvait encore habiter rue Mazarine et où Giacometti dessinait sur les nappes de la Coupole. Il appartenait corps et biens à ce monde-là, à un Montparnasse bien différent du nôtre qui continuait à vibrer grâce à lui.
Jacques était souvent tourmenté, angoissé, mais sa force de vie a finalement toujours été la plus forte. J’aime que dans ses dernières heures, il ait discuté de la poésie de Prévert avec une jeune infirmière. Comme son cher Robert, jusqu’à son dernier souffle, il a fait de la poésie un refuge vital, dans un monde qui se referme et s’assombrit.
Je voudrais citer le début d’un poème de Desnos : « Aujourd’hui je me suis promené avec mon camarade, même s’il est mort. »
Je me promènerai souvent avec Jacques, et je sais qu’il continuera à vivre en nous tous, qui avons le privilège de l’avoir connu.
Hommage de Marie-Claire Dumas
Prose pour Jacques Fraenkel
Cher Jacques,
C’est avec une grande tristesse que je viens d’apprendre que tu nous as quittés soudainement, alors que nous avions bavardé il y a quelques semaines, 11 rue des Saints Pères, siège de notre association Les Amis de Robert Desnos. C’était pour un café, sucré avec cigarette licite selon nos habitudes. Tu te réjouissais de pouvoir encore te déplacer avec ton scooter, au moins sur les parcours qui t’étaient familiers. J’ai admiré ton optimiste, faisant alors ce que l’on appelle « la part des choses ». Nous faisions chorus sur les inconvénients du « grand Age » mais aussi sur le bien être de vivre encore chez soi, avec l’aide quotidienne nécessaire.
L’annonce de ta mort m’a prise au dépourvu. Te savoir en milieu hospitalier changeait désormais la donne. Très bien logé, disais-tu, mais hors de chez toi, bien accompagné certes, mais sans conversations complices. Ce confort ne t’apportait pas le réconfort de la parole échangée entre amis, auquel tu tenais tant.
Je me suis alors souvenue de la façon si pleine d’humour avec laquelle tu partageais tes recettes de cuisine, sollicitant à les lire les papilles. Chouette, s’exclamait-on, une bonne recette de Jacques (il faut dire que notre présidente était une parfaite interlocutrice dans le domaine).
Au menu par exemple :
«Gigot de cinq heures et deux minutes
Pour dix chanceux convives :
Oignons moyens coupés en quatre
(note : Comme les cheveux, dans le sens de la longueur) »
Nous avons expérimenté avec gourmandise et reconnaissance cette recette délectable. N’est-ce pas Thomas Simonnet ? Qui s’avouait alors novice en art culinaire ! Et bien d’autres parmi nous.
Je citerai encore ici:
« GANESH’S SECRET »
Pour 6 heureux convives
[… ] mêler le tout pour une température idéale de dégustation »
Cette recette de curry est excellente, mais demande quelque patience pour son exécution !
Pour en terminer ce
« FENOUIL EN BOUCHE
Fenouil frais (bulbes de)
Pour 4 convives 2
En cuisine comme dans la vie »
Eros gourmand, on a acquiescé sans faire de façons ! Vous n’en doutez pas !
Jacques cachait bien sous cet allant humoristique une profonde mélancolie, liée sans doute à la pensée de ceux de son entourage proche comme Théodore Fraenkel, « le doc », l’homme se portant à toutes les aventures « humaines », Michel Fraenkel, le dentiste hostile à la carie, protégeant ses enfants que la guerre mettait en danger dans Paris occupé, qui avaient disparu.
Et très attaché à ceux qui sont venus ensuite. Avec amour et bienveillance. Jacques, me semble-t-il, ne lâchait pas prise, seulement il a laissé passer les tempêtes. On dirait avec le fabuliste : « le roseau plie mais ne rompt point ».
Cher Jacques,
C’est toujours avec respect et affection, me semble-t-il, que nous avons eu parfois des prises de bec, toi et moi, et je suis aujourd’hui très triste d’avoir perdu en toi, un ami que Robert Desnos aimait assurément
Marie-Claire Dumas
Avec Les Amis de Robert Desnos
Jeudi 13 juin 2024
Hommage d'Armelle Chitrit
Ami.e,
Si il y a des personnes qui font vivre les voix parce qu’il est trop important qu’elles s’élèvent, alors la voix même de ces personnes-là, la voix de Jacques Fraenkel, celle de Robert Desnos, la voix ferme des humains justes, d’une seule voix peut-être, continuera son chemin.
Une voix impétueuse et franche, amicale et brillante, comme peu sonore sont celles des torrents vers la mer, voix qui à l’écart des pollutions politiques et sonores de l’hier et de l’aujourd’hui, voix de douceur et de persévérance, encore merci, merci, Jacques Fraenkel, merci Robert le diable et parfois même aussi, merci la poésie.
Je ne manquerai pas de jouer en pensant à vous et à Robert comme je viens de le faire à la Cav po’. Vous auriez tant voulu cette mise en scène : « un bon copain » pour les amis de Robert Desnos, qu’il est possible encore pour vous et quelques autres d’être une oreille sur mon chemin de voix. Pour sûr, je le jouerai pour vous qui avez tant servi la mémoire du poète et usé de votre génie sur bien d’autres chemins encore que nous ne nous lasserons pas de découvrir dans le tonneau surréaliste où nous boirons, boirons, boirons, certes encore avec vous et bien d’autres cadavres (exquis), boirons le vin nouveau.
Hommage d'Alain Chenciner