Découvrez dans cette rubrique les témoignages de quelques contemporains de Robert Desnos.
André Breton
Extrait du texte prononcé dans le film de Jean Barral "La belle saison est proche", 1959.
Publié en 1970 dans Perspective cavalière, Gallimard, coll; L'imaginaire.
"Desnos, entre tous, quand il offrit de se joindre à nous, Desnos m'apparut comme l'homme de la situation. Il avait alors vingt-deux ans (j'en avais vingt-six). De lui se dégageait une grande puissance de refus et d'attaque, en dissonance frappante - il était très brun - avec le regard étrangement lointain - l’œil d'un bleu clair très voilé, de "dormeur éveillé", s'il en fut. Je ne crois pas offenser sa mémoire en prononçant à son sujet le mot de fanatisme, comme il m'est d'ailleurs arrivé de le faire avec son approbation. Un peu à la manière de Pétrus Borel qu'il adorait, il est de ceux qui ont le plus contribué à donner au surréalisme son allure frénétique.
De 1922 à 1929, ces dispositions se sont manifestées sur deux plans: sur le plan de l'activité onirique, par une suite ininterrompue d'explorations de jour en jour plus risquées, et sur le plan des relations humaines, où il s'est montré constamment en posture d'agression (j'en ai su quelque chose en 1930, mais Eluard et tant d'autres l'avaient su bien avant moi).
C'est dans un atelier de l'étage au-dessus de celui-ci et qui dominait alors les cabarets montmartrois du Ciel et de l'Enfer - intérieurement le décor n'a guère changé - que se sont déroulées, sous l'impulsion essentielle de Robert Desnos, les mémorables séances de sommeil que décrivent les histoires du surréalisme et dont j'ai relaté les premières, en 1924, dans mon ouvrage Les Pas perdus. Le soir, autour de la table heureusement moins encombrée de livres qu'aujourd'hui, nos amis, les mains posées à plat sur le bois, faisaient ce qu'en langage hypnotique on appelle la "chaîne" et l'on attendait en silence dans l'obscurité que les phénomènes se produisissent. Un coup sourd: c'était le front de Desnos qui venait de heurter la table. Aussitôt on donnait un peu de lumière. Les yeux clos, il relevait la tête et, ou bien on comprenait qu'il allait parler et alors on s'apprêtait à noter ce qu'il dirait, ou bien, d'un geste toujours le même il réclamait un crayon et du papier dont il couvrait précipitamment d'écriture ou de dessins de nombreuses feuilles. Les improvisations verbales étaient toujours de caractère oratoire: fréquemment elles se donnaient pour des discours de Robespierre à la Convention. Les dessins étaient de caractère symbolique et le plus souvent d'intention prophétique. Des écrits, tous de forme lyrique, se détachent spécialement à distance une ample production de jeux de mots d'un type absolument nouveau, jeux de mots résultant d'une des plus audacieuses opérations qui aient été tentées sur le langage et d'une résonance poétique telle qu'à eux seuls ils marquent, de la part de Desnos, une véritable création."
Alejo Carpentier
Extrait d’article paru dans Le Monde des livres du 26 janvier 1979.
Texte repris dans L’Herne en 1987.
Un homme de contraste
Lorsqu’il m’arrive d’évoquer le groupe d’écrivains, de peintres, de musiciens qui s’assemblaient chaque fin d’après-midi autour d’une très longue table – toujours la même – au café des Deux Magots, j’en demeure tout ébloui. De 1930 à 1934, on pouvait rencontrer là, liés par une amitié inébranlable qui valait bien mieux qu’un « esprit d’école », des hommes tels que Roger Vitrac, Michel Leiris, Georges Bataille, Georges Ribemont-Dessaignes, Pierre et Jacques Prévert, Antonin Artaud – aussi fidèle au rendez-vous que les autres -, Raymond Queneau, André Masson, Balthus, Robert Desnos. Côté musique : Edgar Varèse et son jeune disciple André Jolivet. Coté cinéma-théâtre : Jean-Louis Barrault, Etienne Decroux, Gaston Modot, Sylvia Bataille, Luis Bunuel. Comme visiteurs occasionnels : Léon-Paul Fargue et Saint-Exupéry, toujours bien accueillis. Et, à une table attenante à la nôtre, l’équipe du Grand Jeu : René Daumal, Gilbert-Lecomte, le peintre Sima…
S’il n’y eut jamais parmi nous un « esprit d’école », il y régnait, par contre, un « esprit de génération », nourri des mêmes ferveurs, marqué par les mêmes antipathies, qui transformait tout naturellement les initiatives particulières en un travail collectif, et cela uniquement pour des raisons d’âge, de fidélité à certaines idées, à certaines prises de position vis-à-vis des événements de l’époque. Tous, nous collaborions aux revues Bifur, Documents, Iman, dont j’assurais la publication à Paris, en langue espagnole.
D’autre part, des projets qui exigeaient un travail d’équipe sortaient de nos réunions quotidiennes : un opéra pour Varèse, dont j’écrivais le livret avec Artaud, Desnos et Ribemont ; un Pantoum des pantoums, sorte de mystère lyrique, conçu par Gilbert-Lecomte sur des poèmes de René Ghil, dont la participation orchestrale devait être de Ribemont-Dessaignes et de moi-même. Enfin l’esprit de notre groupe se manifesta encore lors des représentations de Numance, monté par Jean-Louis Barrault en 1937, grâce au soutien financier de Desnos, avec des décors et des costumes d’André Masson, sur une musique que j’avais écrite.
Et quand Desnos fit son entrée à la radio, grâce au remarquable pionnier des mass media que fut Paul Deharme, il y entraîna aussitôt ses amis. Ce qui nous valut, très vite, des réalisations telles que la Grande Complainte de Fantômas (Artaud-Desnos-Kurt Weill) dont j’assurai la mise en ondes ; Salut au monde, inspiré de Walt Whitman (Desnos, Jean-Louis Barrault) ; Histoire de baleines (Desnos-Prévert) etc.
Plusieurs Robert Desnos en Robert Desnos
Il est extrêmement difficile de fixer des souvenirs, lorsqu’on parle de Robert Desnos, car sa personnalité présentait des côtés si divers, si contradictoires en apparence, que tout effort d’assemblage, par les moyens de la mémoire, ne nous donne jamais qu’une image fuyante qui est plutôt le reflet d’un curieux caractère que la réalité profonde d’un homme qui mena une expérience poétique à ses possibilités extrêmes. Car il y avait plusieurs Robert Desnos en Robert Desnos, tous tellement nécessaires à ses raisons d’exister que seule une somme, à peu près impossible à établir, étant donné sa complexité, nous donnerait un portrait véridique de celui qui, pourtant, était notre camarade de tous les jours.
Très secret, souvent distant, souvent replié sur son monde intérieur, sur la constante disponibilité créatrice de son génie, il sortait tout à coup de ses longs silences, passant brusquement à une sorte d’éclatement de lui-même qui se traduisait en de fulgurants monologues, rythmés, scandés, qu’il pouvait déclamer à tue-tête, en marchant au long d’une rue, surtout la nuit. Et quand il revenait de cette sorte de délire lucide, on retrouvait le charme d’un ami gouailleur, insouciant, porté à la blague, à la mystification, à la « mise en boîte » de n’importe qui, sachant jongler avec les mots d’une façon déroutante. Il avait le sens de l’éloge qui pouvait vous être le plus encourageant, comme il avait le génie de l’engueulade efficace, du scandale à froid, de la phrase terrible qui allait droit au but.
Fier d’avoir grandi dans le quartier populaire de Saint-Merri, il empruntait volontiers un parler populaire, faubourien, qui contrastait curieusement avec ses habitudes de correction vestimentaire – correction poussée jusqu’au souci de porter des costumes du meilleur style « deuil en vingt-quatre heures », chaque fois qu’il avait à déplorer la mort d’un parent.
Anarchiste en apparence, il était néanmoins d’une rigidité à toute épreuve en ce qui concernait certains engagements idéologiques ou politique qu’il tenait pour nécessaires ; appartenant à la génération de ceux qui criaient : « Famille, je vous hais ! » il adorait son père, mandataire aux Halles, et jamais il ne manquait le déjeuner familial du dimanche ; auteur de la Liberté ou l’Amour !, il fut d’une incroyable fidélité aux femmes qu’il aima ; désordonné et fantasque durant les heures de la nuit, il s’imposait, de jour, une discipline ponctuelle et presque tatillonne aux studios de la rue Bayard, où nous avons travaillé ensemble pendant six années (de 1933 à 1939).
Le monde hispanique
Mais, parmi les aspects les moins connus de Robert Desnos, il y en a un qu’ignorent de nombreux écrivains qui se sont penchés sur sa vie et son œuvre : ses relations avec le monde hispanique, et surtout latino-américain, à la suite de l’étonnant voyage qu’il fit à Cuba en 1928, au cours duquel il me détourna du projet de m’établir au Mexique – car l’atmosphère politique de La Havane m’était devenue irrespirable – pour m’amener à Paris, où je devais rester onze ans.
A partir de ce moment sa maison fut, en quelque sorte, un foyer permanent d’activités ayant un rapport avec les événements de l’Amérique latine et de l’Espagne : on y conspira contre le dictateur Machado ; on y rédigea des tracts et des manifestes ; on y vit défiler, selon les époques et les jours, Cesar Vallejo, Miguel Angel Asturias, Nicolas Guillen, Cardoza y Aragon, Neruda, Arturo Uslar Pietri, le compositeur Silvestre Revueltas, avec qui il commença à écrire une cantate en éloge de la nationalisation des pétroles mexicains. Il fit les esquisses d’un livret d’opérette, l’Etoile de La Havane, pour le compositeur cubain Eliseo Grenet… Puis, après deux voyages en Espagne, ce fut – on l’ignore trop – son amitié avec Federico Garcia Lorca. Et lorsque le poète de Noces de sang fut abattu par les fascistes et que la guerre civile se déchaîna, il y eut chez lui des réunions presque quotidiennes d’hommes tels que José Bergamin, Rafael Alberti, Joan Miro, Miguel Hernandez – qui devait mourir dans les geôles de Franco – et de tant d’autres qui se trouvent encore parmi nous, toujours fidèles à leurs idées d’alors.
Robert Desnos, poète essentiellement français, par l’œuvre et par le caractère, fut néanmoins un des esprits les plus universels d’entre les deux guerres. Puisse-t-il servir d’exemple à certains de nos contemporains trop souvent limités, en leurs vues du monde, par leur incapacité de regarder au-delà des frontières factices qu’ils se sont inutilement créées !...
Robert était un poète aimé de tous, par le fait même que, en véritable homme de son temps, sans cesser pour cela d’être foncièrement français, il se sentait espagnol à Madrid, cubain à La Havane, péruvien avec Vallejo – discutant même, en tout connaissance de causes, des faiblesses et des bévues de l’american way of life avec son ami Hemingway, qui, bien des années plus tard, en 1945, me parlait avec admiration de l’auteur de Corps et biens (« Je suis certain qu’il est dans la Résistance », me disait-il…) alors que nous ignorions, tous deux, qu’il venait de mourir des suites de sa captivité dans un camp de concentration allemand.
Paul Eluard
Allocution prononcée le 15 octobre 1945 à la légation de Tchécoslovaquie à l’occasion du retour des cendres de Robert Desnos, et publiée dans Les Lettres Françaises le 20 octobre 1945.
Chers amis tchèques,
[…] Robert Desnos, lui, n’aura connu votre pays que pour y mourir. Et ceci nous rapproche encore plus de vous. Jusqu’à la mort, Desnos a lutté pour la liberté. Tout au long des ses poèmes, l’idée de liberté court comme un feu terrible, le mot de liberté claque comme un drapeau parmi les images les plus neuves, les plus violentes aussi. La poésie de Desnos, c’est la poésie du courage. Il a toutes les audaces possibles de pensée et d’expression. Il va vers l’amour, vers la vie, vers la mort sans jamais douter. Il parle, il chante très haut, sans embarras. Il est le fils prodigue d’un peuple soumis à la prudence, à l’économie, à la patience, mais qui a quand même toujours étonné le monde par ses colères brusques, sa volonté d’affranchissement et ses envolées imprévues.
Il y a eu en Robert Desnos deux hommes, aussi dignes d’admiration l’un que l’autre : un homme honnête, conscient, fort de ses droits et de ses devoirs et un pirate tendre et fou, fidèle comme pas un à ses amours, à ses amis, et à tous les êtres de chair et de sang dont il ressent violemment le bonheur et le malheur, les petites misères et les petits plaisirs.
Desnos a donné sa vie pour ce qu’il avait à dire. Et il avait tant à dire. Il a montré que rien ne pouvait le faire taire. Il a été sur la place publique, sans se soucier des reproches que lui adressaient, de leur tour d’ivoire, les poètes intéressés à ce que la poésie ne soit pas ce ferment de révolte, de vie entière, de liberté qui exalte les hommes quand ils veulent rompre les barrières de l’esclavage et de la mort.
André Hoss et Robert Desnos
Témoignage de Jacques Fraenkel, ayant-droit de Robert Desnos
"Dernière soirée "
J’ai rencontré André Hoss qui était le directeur de production d’un film (Safari diamant, crois-je, en 1966) dont j’étais l’assistant réalisateur. Il était surnommé Louis XI pour sa ressemblance avec le monarque dont il avait aussi la prestance.
Après son service militaire, Robert dut gagner sa vie, parmi les petits boulots qui l’occupèrent il trouva un emploi de manutentionnaire au Cercle de la librairie. Cette organisation syndicale au service des libraires occupait un bel immeuble au 117 du bd. St-Germain.
Parmi ses collègues, il sympathisa avec André Hoss qui occupait les mêmes fonctions misérables que lui. Dès qu’ils le purent, ils quittèrent le Cercle et perdirent contact.
Jusqu’au 21 février 1944. Ce soir là, Robert se promenait à Pigalle et passant devant Le Bal Tabarin, rue Victor Massé, décida d’y faire halte et prendre un verre au bar. Le lieu attirait nombre d’officiers allemands et Robert n’y serait sans doute pas resté si une main n’avait tapé son épaule. Lorsqu’il se retourna, son inquiétude disparut immédiatement car il reconnut le visage souriant de son vieux copain André Hoss.
André demanda à Robert s’il s’occupait toujours de livres, Robert lui dit que oui mais que maintenant il les écrivait lui-même. André raconta qu’alors en difficulté financière, il était devenu « danseur mondain » au Tabarin.
Quelques verres plus tard, André régalait gratuitement, ils décidèrent de rentrer à pieds, et partirent ensemble, André demeurant prés de chez Robert.
Arrivés au bout de la rue Guénégaud, Robert dit à André qu’ils devaient se séparer, qu’il eut été peut-être dangereux qu’on les vit ensemble, sans plus d’explication. Ils convinrent de se revoir bientôt.
Quelques temps après, sans nouvelles de Robert, André passa rue Mazarine, Youki lui apprit que Robert avait été arrêté à son domicile le 22 février à 10 heures, donc quelques heures après qu’ils se furent quittés. La mesure de sûreté prise par Robert était bien fondée. André Hoss fut donc le dernier homme à voir Robert libre.
Georges Hugnet
Extrait de Pleins et déliés, souvenirs et témoignages 1926-1972, ed. Guy Authier, 1972
Amoureux de l'homme, fervent en amitié, épris de liberté, violent comme le sont les justes, Robert Desnos laisse au cœur de ceux qui le connurent le souvenir d'un homme. Sa vie fut par essence poétique. J'entends par là que, libre de tout préjugé mais doté d'un profond sens moral, il savait secouer toutes les contraintes de l'existence, rester égal à lui-même en toutes circonstances et donner à ses sentiments en même temps qu'à ses actes une élévation où trouvaient place tout naturellement la véhémence et la raison, la simplicité et la gaîté, l'intelligence et la bonté. Il avait l'art difficile d'être facile, il comprenait la vie dans ce qu'elle a d'immense et de petit et ainsi la dominait, ouvert et secret il ne montrait de tout que le plaisir, ses confidences illustraient son œuvre, il ne s'ennuyait pas n'ennuyant jamais, il entraînait les êtres et les choses dans le lyrisme de son savoir faire, de sa spontanéité et de sa passion.
Je le revois encore, durant ces temps malheureux, tout préoccupé de la lutte cachée qui était son seul but, accordant tous ses soins aux détails de l'existence, s'y arrêtant, s'y complaisant, en homme, en poète. Il continuait d'être vrai pour être fort, il ne cédait pas un pouce de terrain. je le revois encore, lui qui devait mourir déporté, lui qui sut s'intéresser à tant d'entreprises de l'esprit, lui dont les connaissances et l'érudition étonnaient toujours, je le revois encore dans le petit bouchon où Picasso et moi nous prenions nos repas, venir chercher la nourriture de ses chats dont il ne plaçait les enfants que chez des amis choisis. L'hiver, aveuglé par la buée des lunettes, il mettait un temps à retrouver notre table et s'en excusait avec son gros rire gentil. Il aimait alors boire un beaujolais, raconter les derniers bruits vrais ou faux, confier les premières informations de Moscou ou de Londres, lire un récent poème, parler de la vie plus que de lui-même, égayer et s'égayer, instruire et apprendre. Puis, un paquet serré contre son cœur, il reprenait le chemin qui le menait vers ses chats.
[...]
Lorsque nous apprenions l'arrestation d'un ami, toujours un frisson d'angoisse affolait l'aiguille de notre boussole. A l'annonce de celle de Robert Desnos le 22 février 1944, le désespoir s'empara de moi. J'entendais s'éloigner la voix du Veilleur du Pont-au-Change.
C'était le deuxième compagnon de chaque jour enlevé à notre petit groupe dans ce quartier de Buci dont nous connaissions chaque ombre des murs. le premier a été, en 1942, le fidèle, l'attentif Pierre Berger qui tenait une librairie rue des Beaux-Arts et dont j'ai parlé. maintenant, c'était Robert Desnos, le poète de Corps et biens, l'ami de toujours, le partenaire des soirées lyriques de Montparnasse, le voyant des nuits inspirées, l'homme violent et tendre, fracassant et publique, car il était pudique comme il était myope, l'homme qui savait si insensiblement passer du rêve à la vie... Enlevé à notre action commune. Disparu de notre existence. et cela, nous semblait-il, si près du but.
Nous avions de ses nouvelles par Youki, par des amis qui s'attachaient à son sort. Août 1944: libération de Paris. Pourquoi, dans ces heures extraordinaires et tellement attendues, Desnos n'est-il pas là avec ses amis de jeunesse, Eluard, leiries, Queneau et moi ? Au côté de ceux qui ont mené le même combat que lui ? Nous nous disions que son martyre allait bientôt prendre fin, que nous allions le revoir, qu'il éclaterait de rire, qu'il nous raconterait avec humour ses misères, qu'il nous parlerait pêle-mêle de Louise Labbé, de Fantômas, de Tristan L'Hermite...
Les nouvelles se firent plus rares, plus incertaines. Un jour, nous apprîmes sa mort. Morte la liberté, mort l'amour.
Pour le retrouver, je relus ses livres. Voici ce qu'il avait écrit sur la page de faux-titre de mon exemplaire d'Etat de Veille :
à Georges Hugnet
le 15 mai 1943
son ami
Desnos
ETAT DE VEILLE
n'est pas fièvre ni insomnie
ni état de siège
ainsi nommé parce qu'on s'asseoit dessus
ni état de neuf
ni bien d'autres choses encore.
Mais
Etat de Veille
est un instant
entre des objets et des idées
pas encore déterminés.
On les déterminera un jour
Rendez-vous le 13 avril 1945
A quel obscur rendez-vous me conviait-il?
Michel Leiris
Extrait d’article paru dans Le Monde des livres du 26 janvier 1979.
Texte repris dans L’Herne en 1987
Robert Desnos, une parole d’or
C’est en 1924, je crois bien, que j’ai vu Robert Desnos pour la première fois. La rencontre se fit dans une rue de Paris où je flânais avec mon ami Georges Limbour, et c’est celui-ci qui me présenta à ce poète dont quelques textes, parus dans Littérature, m’avaient vivement impressionné. Au cours de la brève conversation qui s’engagea, il nous annonça que lui-même et ses amis rassemblés autour d’André Breton s’apprêtaient à publier une revue qui s’appellerait la Révolution surréaliste. Il appréciait beaucoup ce titre parce que, nous dit-il, il apparaissait comme de même type que celui d’une publication militante de cette époque, la Bataille syndicaliste, et marquait donc la distance prise avec les ordinaires périodiques littéraires ou artistiques.
Quand j’eus moi-même adhéré au mouvement surréaliste, c’est tout naturellement que je retrouvai Robert Desnos qui, dans ce groupe alors naissant était reconnu comme l’un des plus combatifs, des plus armés poétiquement et des plus profondément imprégnés de l’esprit qu’en ce temps-là, celui du Bureau de recherches surréalistes, nous espérions voir se répandre largement, chez des gens de toutes conditions qui, comme nous feraient confiance au libre jeu de l’imagination pour transfigurer la vie.
Par ce qu’en a rapporté André Breton, je savais qu’à tout moment – sans qu’une particulière complicité des circonstances lui fût nécessaire et, par exemple au café, rien qu’en fermant les yeux – Robert Desnos était capable de parler surréaliste, faisant jouer dans le discours oral la même soumission à un quasi-automatisme que les autres adeptes se plaisaient à faire jouer dans le discours écrit. J’en eus la preuve tangible un soir d’errance à Versailles où notre fantaisie nous avait conduits, Robert Desnos et moi.
Tandis que, tout en devisant longuement et passionnément, nous nous promenions dans les parages du château, c’est lui qui, il me semble, me proposa en toute camaraderie de me faire une démonstration de l’étonnante capacité qu’il avait. Il n’eut pas même à fermer les yeux, car la nuit lui suffisait, et sans que nous cessions de marcher côte à côte – ou ne nous arrêtant qu’à peine – il me donna à écouter, sans jamais se reprendre et comme s’il m’en avait fait lecture, un texte de teneur analogue et de qualité égale à ceux qui se trouvent rassemblés dans son recueil Deuil pour deuil – cela (autant qu’il m’en souvienne) débité d’une voix ferme, presque indifférente et dont l’unité de ton, que n’enflait nulle déclamation, avait quelque chose d’oraculaire.
Cette démonstration manifestement dénuée d’apprêt renforça, bien sûr, l’admiration et l’amitié que je portais à ce compagnon dont les œuvres, alors que je tâtonnais encore, m’ont indiqué plus d’une voie et appris, notamment, quelle poésie l’on peut faire surgir des mots en se mettant à leur écoute et en les décomposant pour introduire dans des combinaisons nouvelles les éléments ainsi extraits et pris comme base d’une haute espèce de calembours.
Un esprit universaliste
Sans doute est-il superflu d’insister sur l’importance du rôle de ce Robert-Pierre (presque « Robespierre », me fit-il observer un jour) dans la littérature – ou antilittérature – des années vingt et sur l’importance non moindre, quoique plus discrète dans la forme, des nombreux poèmes qu’il écrivit quand sa fougue de jeunesse se fut quelque peu tempérée. Toutefois, je ne crois pas sacrifier à une vaine historiographie littéraire, mais simplement témoigner de ce qu’était l’esprit universaliste de Robert Desnos, en relevant que c ‘est chez lui, qui détestait tout sectarisme et aimait à ouvrir largement sa porte, que j’ai rencontré plusieurs écrivains du Nouveau Monde, encore inconnus, mais promis à la célébrité : Alejo Carpentier, le Cubain (alors musicologue et grand connaisseur des chants populaires de son pays), Miguel Angel Asturias, le Guatémaltèque (féru de légendes indiennes), Léon-Gontran Damas, le Guyanais (qui avec Aimé Césaire et Léopold Sedar Senghor inventa la notion de « négritude »). Universaliste, comment Robert Desnos ne l’aurait-il pas été, lui qui, curieux de tout et avide de communication avec tout et avec tous, avait conjugué liberté et amour dans un titre de roman comme si, avec ce titre, il avait voulu résumer son programme ?
La dernière fois que – bien après notre période de surréalisme orthodoxe que suivit celle de notre commune dissidence – nous nous sommes rencontrés, c’était vers le début de 1944, au Catalan, petit restaurant de la rue des Grands-Augustins, où, moi-même et plusieurs amis fort éloignés e pactiser avec les occupants, nous dînions souvent en compagnie de Picasso, qui habitait alors au 7 de cette même rue. Robert Desnos, quant à lui, habitait rue Mazarine et nous le voyions quelques fois, venant demander au patron du bistrot les déchets de viande dont il avait besoin pour nourrir ses chats. Or, il se trouva qu’un beau soir nous échangeâmes avec lui, cordial comme d’ordinaire, quelques propos empreints d’espoir et de gaieté, sans nous douter que nous ne le verrions plus. C’était en effet peu avant qu’il fût arrêté en tant que résistant, puis déporté, délivré du fait de la débâcle allemande mais physiquement si affaibli qu’il mourut en proscrit pour avoir été un trop parfait amant de la liberté. »
Lily Masson
artiste peintre, fille d'André Masson
Sans doute, ai-je vu Robert Desnos chez mon père, André Masson, dans les années 1924-1925, au 35 rue Blomet où se réunissaient beaucoup d’amis, mais ce n’est qu’un vague souvenir d’enfance: son étrange regard de myope.
Les années ont passé et c’est au 19 de la rue Mazarine que se renoue le souvenir. C’est au début de l’année 1938 que j’ai gravé les deux étages de la rue Mazarine, y ai fait la connaissance de Youki, la femme de Desnos et retrouvé Robert.
Ce “chez eux” était particulièrement accueillant. Les fameux “samedis de la rue Mazarine” continuaient toujours à ouvrir ses portes. Là, se retrouvaient à tout hasard ou invités, nombre de personnes célèbres déjà ou prêtes à la devenir, d’obédience tr-s différente, ce pouvait être assez curieux. je me souviens d’une soirée très animée dans le grand salon: l’invité était Hemingway, je n’étais pas la seule à être impressionnée. Ce pouvait être aussi Prévert et des amis du “groupe octobre” (Loris, Roger Blin, Henri Leduc, Decomble et autres) ou Sylvain Itkine ou Jean-Louis Barrault, les salacrou, Claude Domec, tous ceux-là que je connaissais à peine ou pas.
Les conversations allaient bon train, mais les sujets qui étaient évoqués, je n’en ai, en vérité, pas le souvenir. Seul, me reste le souvenir de ces atmosphères animées.
1939 arrive et les hommes sont mobilisés. Y a-t-il encore “les samedis”, je ne me souviens pas. Cette année-là, ma mère Odette rencontre Steiner, ils habitent à l’Hôtel de la Louisiane, rue de Buci, et se rendent, et moi avec eux, souvent rue Mazarine.
On peut s’y rendre, me semble-t-il, à n’importe quel jour ou n’importe quelle heure, la grande table de la salle à manger, près de la cuisine, paraît toujours prête à recevoir avec ses pâtés, ses saucissons, ses fromages, son “gros rouge”, les amis qui passent. L’atmosphère est plutôt intime, on discute, se raconte des histoires, mais on y joue aussi au “Metropolis” (ou un nom comme cela. Il y eut aussi des soirs de danse (biguine, rumba, tango, etc.). Je me souviens d’un superbe garçon que je croyais ethiopien (il était grec et venait d’Ethiopie), il était très jeune, 19 ans, je crois, dansait superbement et avait beaucoup “bouleversé” Youki. Il s’appelait Nico et est devenu le bien connu metteur en scène de cinéma Nico [Papatakis]...
Robert, démobilisé, n’est pas vraiment avec nous, il travaille dans une petite pièce où il y a une pile de disques, très importante et certains disques difficiles à trouver (musique classique, jazz, pays différents) et qu’il a pu avoir par la radio où il travaille pour les textes de publicité radiophonique (marie-Rose, la Quin-to-Nin…).
Toutefois, il quittait par moments son “antre” pour venir nous serrer affectueusement dans ses bras (du moins, moi), nous parler un peu. Sans que nous puissions le voir, Youki nous donnait de ses nouvelles: sa santé, son travail, son humeur, ses angoisses.
J’ai quitté Paris début 1942 pour n’y revenir complètement qu’en 1947. Desnos n’y était plus, pour continuer à nous enchanter.
Pierre Naville
Extrait d’article paru dans Le Monde des livres du 26 janvier 1979.
Texte repris dans L’Herne en 1987
Non conforme
Robert Desnos témoigne de l’une des avenues les plus larges où pouvait, où peut encore, s’engager la poésie, et le surréel avec lui. Ce fut d’abord une explosion lyrique. Desnos écrit de verve, à volonté, et ses poèmes touchent tous les genres. il sait que tout n’est pas écrit en nous, à l’avance. Le poème, élan, nous traverse, répond aux sollicitations venues on ne sait d’où comme aux impulsions des désirs extérieurs les plus visibles. Notons-le, sa poésie approuve, glorifie ; elle ne dénonce pas. Il y a chez Desnos un enthousiaste en éveil bien plutôt qu’en sommeil.
D’où ces multiples notes d’actualité, vivacité polémique – quelle jeunesse ! C’est en cela justement qu’il demeure actuel. Desnos réfléchit, il est libre de ses opinions. S’il refuse, sur sa gauche comme sur sa droite, c’est toujours parce que la vie l’emporte, contre la satisfaction, contre le conformisme.
Le torrent verbal lui crée des problèmes. il questionne, s’essaie, change, progresse. Sa sincérité fait exception. Il était allé, par douleur, aux paradis artificiels ; il en est revenu dans un livre qu’il faut lire, Le vin est tiré…, publié en 1943, dont il m’écrivait en me l’adressant, que j’y « trouverai peut-être motif à exercer une critique du comportement ». Je connaissais ses soucis. En 1942, il m’écrit que Fortunes « n’est peut-être pas un « comportement », mais du moins in progress ». Nous en étions venus là, de concert.
Il conclut ce recueil de façon surprenante : Fortunes lui « donne l’impression d’enterrer sa vie de poète » - de poète seulement inspiré ; au profit d’un « art (ou s’il on veut magie) qui permette de coordonner l’inspiration, le langage et l’imagination », et « offre à l’écrivain un plan supérieur d’activité ». Dans Nouvelles Hébrides, en 1922, il notait déjà : « J’ai repris mon livre de mathématiques. » En 1928, il rappelle les mots de Ducasse (féru, on le sait, de mathématiques) : « Il n’est rien d’incompréhensible », et annonce une « esthétique de la compréhension ».
Poésie et mathématiques
En 1942, il s’avance beaucoup plus loin :
Je voudrais reprendre des études mathématiques et physiques délaissées depuis un quart de siècle, rapprendre cette belle langue.
J’aurais alors l’ambition de faire de la « Poétique » un chapitre des mathématiques. Projet démesuré, certes…
Pourtant, n’est-ce pas de ce côté qu’on a vu plus tard s’exprimer Denis Roche, Roubaud ?
Les mots, les phrases – que le rythme, la cadence, le déroulé, font poème -, Desnos souhaitait que l’on en déduisit une combinatoire d’un nouveau genre, le contraire d’une preuve, le flux d’une liberté qui réponde à d’autres libertés. Cette poésie devait surgir de toutes les rencontres qui suscitent une passion, et bien ailleurs que dans les livres – ce qui l’entraîna vers le cinéma, la radio, et même le journalisme, que l’on voit interrogés, disséqués, avec une ardeur aujourd’hui éteinte.
J’ai rencontré Desnos sur un quai de métro, quelques mois avant son arrestation. il fut un peu question de science, puis de politique. Avant-guerre il s’était orienté vers la Flèche, journal du « front commun » de Bergery. Maintenant, il était le résistant de toujours, méfiant envers tant de gaullistes improvisés, suspicieux à l’extrême envers les staliniens de toujours. Sa poésie devait se frayer ailleurs un chemin inattendu, une fois de plus, avant que le destin misérable ne lui barre la route. Fortune ou infortune, la poésie de Desnos reste à la portée de tous ; elle sonne comme un écho, qui s’entend mieux que jamais, en notre temps de déconvenues, parce qu’elle est vibration d’espérance.